Gilles Deleuze est souvent identifié comme un philosophe de la vie. Se plaçant dans une lignée souterraine passant notamment par Spinoza et Nietzsche, il n’a pas manqué de qualifier lui-même sa pensée de « vitaliste »1. Bien plus, il a proposé un critère d’un tel vitalisme, critère indissociablement spéculatif, éthique, et critique : la thèse spéculative de « l’affirmation pure » (tout ce qui est n’est que par affirmation, l’être est puissance d’affirmation différentielle), l’exigence éthique correspondante d’une culture de la « joie » (qui ne se confond ni avec le plaisir comme principe ni avec l’impossible de la jouissance, mais qui, en un sens spinoziste, est signe affectif d’une augmentation de la puissance d’affirmation), le refus qui en découle de toute valorisation, qu’elle soit théorique ou pratique, de la « négativité », dont le risque de la mort ou l’être pour la mort fournirait l’épreuve extrême de la conscience de soi et le modèle spéculatif de sa dialectique. Mais la question ne peut pourtant être évitée : que devient la mort dans une philosophie de la vie ? Cette question prend même une singulière urgence face au constat troublant d’une omniprésence du thème de la pulsion de mort dans l’œuvre de Deleuze2. Que devient donc la mort dans une théorie du désir qui prétend s’adosser à une telle position spéculative de l’affirmation pure, et à l’affirmation métapsychologique correspondante du caractère purement productif du désir ? Et d’un point de vue pratique, éthique et clinique, quelle place et quelle figure peut prendre la mort dans un processus analytique du désir ignorant toute négativité et tout manque ? Sans une confrontation à une telle question, on craint fort que l’affirmation de vitalisme se réduise à n’être que l’expression sublimée d’un fantasme de toute-puissance, ou du « sentiment océanique » qu’évoque Freud au sujet du nouveau-né ! À refuser la négativité (fût-ce pour en redoubler la négation), une philosophie de la vie comme philosophie de l’affirmation pure risque de n’apparaître finalement que comme le symptôme d’une dénégation plus profonde.
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